Lucrèce

Lucrèce : Sandrine Piau, Lucile Richardot, Jérôme Correas et les Paladins triomphent à Paris
Pour l’artiste au temps du baroque, l’antique porte autant d’émotions que de sens. Au merveilleux concert des Paladins Salle Cortot il en va de même pour fêter le disque éponyme qui met en scène et en avant une des plus célèbres femmes brisées de l’histoire, Lucrèce.
Image d’une Rome qui sauve l’honneur quoiqu’il arrive, figure d’une femme adultère, qui prend le pas sur la manus du mari et se châtie elle-même, Lucrèce a bien inspiré les poètes. Shakespeare écrira à partir du récit de Tite-Live 264 strophes, loin d’être ses meilleures. Les peintres aussi, avec une résonnance intime et intense chez Artemisia Gentileschi. L’artiste violée à 18 ans nous laisse quatre Lucrèce aussi profondes et poignantes que sa Judith. Le Musée Jacquemart-André l’exposera en 2025.
Lucrèce en revanche inspire moins les musiciens. Rares ceux à avoir couché son destin en musique avant les Respighi et Britten du siècle dernier : Feind, Schweitzelsperger, Beretti, Marschner, mais qui les connaît ou les joue aujourd’hui ? Symbole puissant de la femme qui pense, veut et agit en conséquence, son histoire héroïque mais intimiste se prête peu aux feux de la scène et fougues de l’orchestre. Britten et Respighi confieront d’ailleurs leur opéra à un orchestre de chambre.
Par bonheur, le malheur de Lucrèce se prête en revanche à l’art de la cantate baroque qui, après le recitar cantando, découvre le bel canto. L’art de transfigurer les émotions en musique. Un art où la virtuosité et la créativité de l’interprète vont aussi transfigurer celles du compositeur.
Alors la cantate oui, qui devient bientôt à Rome, Naples ou Venise après Florence comme un opéra de chambre. Quatre au moins recensées et enregistrées avec bonheur par Correas et ses Paladins célèbrent Lucrèce. Deux sont réunies ce soir au concert avec deux des chanteuses du disque tout chaud de la presse et de tant de labeur, d’art et d’engagement. Le chef qui dirige depuis le clavecin sa phalange de cinq musiciens avec le soin, la vigueur et l’articulation qu’il porterait à un quintette vocal, prend soin d’excuser les absentes contraintes par l’agenda et d’ajouter aux cantates chantées par les présentes, deux ou trois pièces à l’atmosphère plus légère.
La sonate inaugurale de Haendel donne à goûter tout ce que les Paladins ont de couleurs, de reliefs, de puissance et de plénitude, à l’égal d’une formation qui serait plus nourrie. Mais aussi et surtout, d’ensemble, de précision et de ce “je joue avec” qui naît d’une écoute mutuelle et de virtuosités croisées. Aux merveilleux timbres de leurs instruments, les talents des quasi-solistes ajoutent les accents d’une personnalité unique et homogène. Un régal.
Comme celui offert à Sandrine Piau dans un registre où l’écriture alterne les récits et les humeurs pour dépasser le formel et nous plonger dans le drame. Le retour au récitatif qui laisse place au suicide et clot la cantate de Montéclair après les deux premiers airs donnés à Lucrèce, nous plonge dans ce bain de stupeur et d’empathie propre au bel-canto et l’apogée d’une tragédie. Un mini-opéra servi ce soir comme les plus grands.
Séquence décompression avec la Follia de Vivaldi, roucoulante et enjouée à souhait. On voudrait se lever et danser mais on sait que déjà, bouger avec ces fauteuils à Cortot… tiens, c’est vrai à propos, on ne les entend pas ce soir les fauteuils à Cortot ! En voilà un signe qui ne trompe pas ! Les claps sonores saluent par contre sans compter les Paladins et leur chef, enthousiastes et prenants. Leur plaisir à jouer fait plaisir à voir et à entendre. Alors on le leur fait savoir et, aussi, entendre !
Libre et exacerbée, voire exagérée, l’écriture de Marcello pour sa propre Lucrèce déroule un torrent d’émotions. Maîtrise absolue et engagement total, les Paladins sont chez eux, Lucile Richardot aussi, dans l’extase virtuose comme dans la profondeur des sentiments. Quel registre ! L’opéra de chambre prend un air de folie et le public en redemande.
Correas ne l’avait pas fait au disque. Il le fait ce soir sur la scène. Le duo Cleopatra – Cesare de Haendel unit pour la première fois les voix de Sandrine Piau et Lucile Richardot. Le jeu de la séduction remplace celui de la soumission avec la magie et la grâce de deux voix qui s’entrelacent, de deux timbres qui se marient à la perfection. Le bois précieux de Cortot en rosit encore…
Qu’il se tienne bien encore un instant car ce n’est pas fini. Le duo final d’Ariodante servi en bis est un sommet d’écriture. Ce soir c’est aussi un paradis de lumière. 1000 vies répondent au destin brisé, à l’amour sans faille et la volonté tenace de Lucrèce. Et si le triomphe de la constance, la revanche de la vertu et de la fidélité, étaient aussi ceux de l’amour, de l’art et de l’indépendance ?
La preuve, Cleopatra et Cesare eux-mêmes sont de retour sur scène. Ensemble, ils redonnent de la voix, se prennent la main et font un pas de danse ! Allez cette fois-ci on peut taper des pieds et tester la mécanique sonore des fauteuils de Cortot. La belle machine du théâtre et de la musique réunis confiée aux soins d’artistes enchantés nous a fait passer une soirée magnifique.
Lucrezia, Portraits de femme
Lundi 25 novembre 2024 | 20h30 | Salle Cortot
Sandrine Piau, Lucile Richardot
Les Paladins, direction Jérôme Correas
Programme
Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Sonate en sol majeur op 5 n.4 HWV 399
Allegro – A tempo ordinario – Passacaille – Menuet
Michel Pignolet de Monteclair (1667-1737)
Morte di Lucrezia, cantate pour sopranes, deux violons et basse continue
Antonio Vivaldi (1678-1741)
La Follia, sonate en trio op 1 n.12, pour deux violons et basse continue
Benedetto Giacomo Marcello (1686-1739)
Lucrezia (Lasciato avea l’aldultero), cantate S.169 pour contralto et base continue
Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Giulio Cesare : Duetto Cleopatra / Cesare “Caro, bella, piu amabile beltà”
En bis,
Ariodante : Duetto Ariodante / Ginevra “Bramo aver mille vite”
Artistes
Sandrine Piau, soprano
Lucile Richardot, mezzo-soprano
Catherine Plattner, Patrick Oliva, violons
Nicolas Crnjanski, violoncelle
Franck Ratacjczyk, contrebasse
Charles-Edouard Fantin, théorbe et guitare
Jérôme Correas, clavecin et direction
Organisation
Les Paladins / Jérôme Correas

 

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